Comme
de nombreux universitaires j’éprouve certes les ressources, les avantages de l’écriture
académique, mais aussi, et surtout maintenant, ses limites. La recherche est un
monde clos. Elle fonctionne en circuit fermé et n’accepte que rarement les
dépassements, les débordements, quels qu’ils soient. Un universitaire non
reconnu par l’institution qui publie des essais « universitaires » n’est
pas légitime. Un géographe qui travaille sur la littérature n’est pas un vrai
géographe. Un chercheur qui écrit des romans est un homme qui se dévoie du seul
chemin de la science, de la connaissance et de sa transmission officielle.
Franchir les limites, les frontières n’est pas autorisé. Et quand l’autorisation
est finalement accordée, le travail réalisé ne bénéficie souvent que de peu de
reconnaissance.
Voici,
parmi tant d’autres, les raisons pour lesquelles j’ai décidé d’écrire cette
trilogie romanesque sous un pseudonyme. Le roman offre des possibilités
illimitées en matière de transmission du savoir. L’écriture n’y est plus
contrainte par un cadre défini à l’avance. Un cadre sclérosant, qui s’autoalimente,
qui conduit à la production de textes abscons qui ne peuvent être lus que par
quelques initiés. Comme je l’ai écrit dans La lune, l’étoile et le flocon, « […]
plus nous produisons de la science, plus nous publions des textes académiques,
plus nous nous conformons à des impératifs d’écriture qui nous éloignent de
notre mission première : transmettre au plus grand nombre. » (p. 113).
L’écriture de mes romans procède donc de ce constat :
rien ne sert de produire de la connaissance si cette dernière n’est pas
transmise au plus grand nombre. D’ailleurs, faudrait-il s’entendre sur ce que
recouvre cette « connaissance ». Un savoir définitif ? Les
découvertes d’un chercheur génial qui se pense isolé ? Ou une vérité
partielle, a priori ? Les chercheurs produisent plus de questions qu’ils
ne trouvent de réponses. En général, un bon chercheur a une bonne idée tous les
dix ans (déclaration purement empirique qui n’a aucune valeur, sauf celle que
je lui attribue !). Tout le reste n’est que variation sur cette idée.
Jusqu’au jour où l’on découvre qu’un autre l’avait eue bien avant nous…
J’avoue être un peu désabusé par le monde
académique et son fonctionnement. Je parle ici de celui des Sciences humaines
et sociales que je connais relativement bien. Pourtant je n’ai pas à me
plaindre. Le laboratoire qui m’accueille, et les précédents, sans compter les
chercheurs qui m’entourent, ont toujours eu un regard bienveillant sur mes
travaux, m’ont encouragé à poursuivre dans cette voie, m’ont aidé, m’ont
soutenu. Non, je n’ai rien à redire sur l’environnement universitaire local au
sein duquel j’évolue. C’est plutôt le « système » que je critique.
Oui, je sais. Que puis-je bien mettre dans ce terme fourre-tout ? Que puis-je bien lui reprocher ? D’abord
sa fermeture. Son incapacité, malgré ses efforts, à s’ouvrir sur le
public, le grand public, les non initiés. Puis sa reproduction. La
nouveauté est souvent mal vue, sauf par quelques-uns. Il faut commencer par
faire ses preuves, c’est-à-dire montrer que nous sommes capables de répondre
aux injonctions et impératifs de ceux qui éprouvé l’endurance et la violence du « système »
bien avant nous. Enfin sa vanité. Les connaissances que nous produisons
sont le plus souvent vaines, provisoires, fragiles, soumises à des protocoles de
validation qui régulièrement font l’objet de controverses.
Bref, le savoir n’est pas l’exclusivité des universitaires,
aussi brillants soient-ils. Le savoir ne peut exister que pour autant qu’il est
transmis au plus grand nombre, soumis à la lecture et à l’approbation, ou non,
de toutes celles et ceux qui se posent des questions sur le monde qui les
entoure.
Jacques Brel disait que la bêtise n’est que de la
paresse. Je partage son point de vue. La bêtise de l’universitaire (et je m’inclus
dans ce groupe et cette critique) est de penser que son trésor qui n’en est pas
un ne mérite pas d’être dévoilé au grand public. La paresse de n’écrire que par
la science et pour elle. La paresse est aussi celle de ne pas tenter à
un moment ou un autre de s’ouvrir aux autres (conférences grand public,
interventions en milieu scolaire, travaux de vulgarisation en tous genres,
etc.), de s’enfermer dans sa tour d’ivoire et, finalement, de faire preuve de
cécité (oui, je sais, « ivoire => y voir » et « cécité »,
c’est un mauvais jeu de mots que j’assume à dessein !). Bien évidemment,
ce constat sombre cache des réalités disparates. Et mon expérience quotidienne
de la recherche me prouve que le procès que j’intente au « système »
n’est, somme toute, qu’un procès d’intention, le jugement de valeur d’un chercheur désabusé
mais qui a plaisir à se renouveler via la fiction romanesque. Il n’empêche :
trop rares sont les publications de chercheurs qui visent à toucher un public
autre qu’académique. Voilà où se situe ma critique, mon regret. Voilà pourquoi
j’ai écrit ce billet d’humeur. Voilà pourquoi existe Le Minot Tiers.
Le Minot Tiers.