Les
géographies imaginaires que Jules Verne et Marcel Proust mettent en scène dans
leurs œuvres respectives procèdent de deux processus différents relevant de
deux imaginaires géographiques spécifiques. La métaphore la plus efficace que
je peux employer pour expliciter mon propos est celle du puzzle.
Quand
Jules Verne publie ses romans, lesquels initient la série des Voyages extraordinaires et dont le
sous-titre est important pour mon propos (« Voyages dans les mondes connus
et inconnus »), de nombreux espaces sur terre n’ont pas encore été
découverts, visités, cartographiés. Les héros de Jules Verne investissent
systématiquement ces angles morts de la connaissance géographique. Le puzzle
terrestre est incomplet, il manque certaines pièces pour le compléter. C’est
ainsi que les romans verniens mettent en scène des voyages qui se déroulent
pour (une grande) partie dans ces territoires inconnus. Le héros vernien
bascule par conséquent du réel, du connu, vers l’imaginaire, l’inconnu. Et ce
basculement se réalise grâce à un merveilleux de type géographique (lien).
De nombreux exemples emblématiques illustrent ce propos, au premier rang
desquels figure le célèbre Cinq semaines
en ballon. À cette époque de grandes régions de l’Afrique sont inconnues
(surtout le cœur du continent). L’essentiel du roman réside donc dans la
description et la mise en scène de ces espaces mystérieux. Le ballon n’est
quant à lui qu’un outil technique au service d’un projet : l’exploration
géographique. L’imaginaire géographique vernien repose dès lors sur l’exploration
des blancs, des vides que l’on retrouve dans de nombreuses cartes géographiques
de l’époque. Jules Verne imagine la géographie complexe de ces territoires
inconnus et s’en sert comme d’un matériau romanesque de premier plan.
L’œuvre
de Marcel Proust, spécifiquement À la
recherche du temps perdu, procède d’une autre logique qui dépend
directement du choix d’inscrire son œuvre en France. Ici la géographie est entièrement
connue. Le puzzle est complet. Aucun angle mort n’est à combler. Là où Jules
Verne ne disposait pas de tous les éléments du puzzle final, inversement Marcel
Proust les a tous en mains. Il ne s’agit donc pas pour son héros de voyager
vers des lieux inconnus. Il s’agit pour lui d’évoluer dans des lieux construits
de toute pièce. Autrement dit, pour filer la métaphore que j’ai initiée avec
Jules Verne, réagencer autrement les éléments du puzzle complet pour composer
une géographie imaginaire où l’espace et les lieux font l’objet de
transformations multiples. Ces lieux – deux en particulier, Combray et Balbec –
sont ainsi des créations romanesques qui font référence à des
territoires certes connus mais fondus, fusionnés en un tout cohérent, procédant
d’un processus que j’ai appelé le « syncrétisme géographique » (lien). L’imaginaire
géographique proustien consiste dès lors à retravailler une géographie connue,
un puzzle terminé, pour lui donner une nouvelle forme, de nouveaux contours. L’image
finale du puzzle n’est pas celle qui est présente sur la boite. Elle s’inspire
du réel, de notre monde connu, mais figure un autre monde, inconnu, une sorte
de géographie parallèle, de dimension cachée de l’espace et du temps.
L’imaginaire
géographique est un processus qui donne naissance à des géographies
imaginaires, des formes mises en scène ici dans des fictions romanesques qui
constituent pour le géographe un territoire d’exploration infini. Il y a autant
de mondes que de romans, autant de puzzles que de récits de fiction. Si les
imaginaires géographiques mis en œuvre par Verne et Proust sont différents ils
visent néanmoins un objectif commun : dire autrement l’espace, par le
roman, qu’il figure un voyage extraordinaire dans les mondes connus et inconnus
ou la recherche du temps (et de l’espace) perdu(s).